Aberthol Jenkins

« Carpe diem »

AVANT L'ÎLE

« Papi, il va mourir ?
— Pourquoi tu veux qu'il crève ?
— J'ai une copine à l'école, ben son papi, il est mort.
— C'est ta connerie qu'est mortelle, ouais !
— James, surveille ton langage... »

Stella frappe son cousin de ses petits poings vengeurs, ce dernier étouffe un rire moqueur. C’est toujours la même chose pendant les repas de famille, ça ne change pas. Les gosses chouinent, les ados rouspètent, David est dépassé par l'attitude grotesque de son fils.

Ah ! Installé en bout de table, Aberthol soupire. A son époque, une bonne fessée cul-nu aurait réglé le problème ! Les jeunes d'aujourd'hui ne respectent plus rien...!

La main de Susan se glisse sur celle de son vieux père. Elle enlace ses doigts fins aux siens, un bref instant. Le contact est rugueux, mais chaleureux. Elle se penche vers lui et lui offre un sourire empli de tendresse.

« Ne les écoute pas, tad. »

Papa, en gallois. Le concerné lève ses prunelles bleutées vers elle. Un instant, il croit voir quelqu’un d’autre. Mais non. C’est simplement qu’elle lui ressemble beaucoup.

« T'en fais pas. A mon âge, on est assez sourd pour ne pas entendre ce genre de connerie ! »

Il chasse sa main, vexé malgré tout. David fait une remarque sur le mauvais exemple qu’il donne à ses petits-enfants avec ce langage de charretier. Ça fait rire James. Le petit Thomas est trop jeune pour comprendre, lui.

Mais il fait ce qu'il veut, Aberthol ! Déjà, ils sont chez lui ! Dans sa maison ! Et puis c'est son anniversaire aujourd'hui.

Soixante-sept ans.

Alban se glisse à sa gauche et dépose devant lui un beau gâteau : un fondant au chocolat fait par tous ses petits enfants (ou presque) et dont l'épaisse couche de sucre glace n'arrangera en rien sa tension artérielle. Mais c'est fait avec amour, alors peut-il se plaindre ?

« Penblwydd hapus ! »

Le sourire d'Alban est éclatant, sa prononciation du gallois désastreuse et à revoir. Mais il fait un effort, plein de bonne volonté, comme tous les autres. Alors est-ce qu'Aberthol a le droit se plaindre ?

Il soupire. Il n'a pas besoin de tout ça.

Susan sort d'un tiroir deux vieilles bougies en plastique ultra coloré qu'elle plante au sommet du gâteau. Un 6 couleur vert pomme et un 7 rose barbie fixent à présent le pauvre Aberthol. Et ils lui rappellent à quel point il est vieux.

Soixante-sept ans qui sont passés trop vite.

Toute la petite famille s'installe alors autour de la table. Tout le monde est là ! David, Susan et Alban font honneur à leur père et ils ont ramené épouse, mari et enfants pour l’occasion. La famille au grand complet.

C'est la voix de son cadet qui s'élève en premier. Alban entonne la traditionnelle chanson d'anniversaire -en gallois !- et il est très vite rejoint par le reste des invités. Même Lisa, quatre ans et demi, baragouine quelque chose pour participer à la fête.

Ils chantent, ils chantent, mais Aberthol ne les écoute plus. C'est comme un bruit de fond, un bourdonnement, alors que son esprit s'échappe ailleurs. Il détaille un à un chacun de ces visages si familiers, mais il ne les voit pas.

Il avise la place vide à ses côtés.

Plus de trente ans que la place est vide.

« Tad ! » la main d'Alban se pose sur l'épaule de son père. « Il faut que tu fasses un vœu. »

Ah oui, un vœu.

Quel vœu pourrait-il faire ?

Susan l’encourage d’un sourire. David croise les bras, mais il acquiesce d’un léger signe de la tête. James pianote sur son téléphone -toujours sur leurs portables, ces jeunes !- mais les plus petits de ses cousins sont impatients de connaître le souhait de leur grand-père.

Et de pouvoir goûter au gâteau.

Une lumière passe soudain devant la fenêtre. Une silhouette.

Aberthol croit la reconnaître.

Il aimerait tant que ce soit elle.

« Je reviens. »

Il souffle les bougies et se lève un peu brusquement.

« Il va où papiiiii ? questionne l'agaçante Stella avant que son cousin ne souffle avec mépris.
— Sans doute pisser. Tu verras, toi aussi, à son âge ! »

Mais déjà Aberthol ne les entend plus.

Il est 22 heures passées, depuis longtemps la nuit est tombée... Alors quelle est cette étrange lumière dans le jardin ? Sans prendre le temps de fermer correctement son gilet en laine, Aberthol sort braver le froid à l’extérieur.

Mais la campagne verdoyante du pays de Galles s’est évaporée. Le ciel d’encre a laissé place à une voûte d’ogives où les étoiles ne sont plus que des lustres de cristal. D’imposantes colonnes supportent cette architecture grandiose. C'est une salle de réception qui s’offre au vieil homme, un hall immense au sol dallé de marbre. De grandes tentures couvrent les murs entre les fenêtres : des étendards blanc et azur, ornés d'un lion d'or qui tente d'attraper un soleil.

Aberthol fronce les sourcils.

Il connaît cet endroit. C'est lui qui l'a imaginé. Dans ce carnet rouge trouvé au fond du grenier, c'est lui qui l'a créé.

« Caitlyn ? »

Il la cherche, il l’appelle, alors qu’il sait qu’elle ne peut pas être là.
Ce serait trop beau...!

Il s’avance de quelques pas. Il ne peut plus faire marche arrière à présent.
Un voile tombe sur lui et couvre sa mémoire.

LE DÉBUT D'HISTOIRE

Il était une fois un Royaume prospère en bord de mer. Mearin, la capitale, se dressait sur les flancs rocheux surplombant le port et la forêt. Les vagues d'émeraudes étincelaient sous le soleil. Tout le monde vivait en paix.

Le roi Cadwaladr avait trois fils dont le destin était tracé depuis leur naissance. Rhys le Brave serait le digne héritier de son père. Fort et courageux, il terrasserait des dragons et sauverait des princesses. Bran le Sage serait son conseiller. Réfléchit et rusé, il guiderait son aîné pour les affaires du royaume. Le garant de la justice, ce serait lui.

Ne resterait plus que Mael, le troisième fils. Mael le maudit.

Dès son plus jeune âge, le prince s’était désintéressé des affaires du peuple et de la cour. Solitaire, secret, ce qui lui plaisait, c’était la magie.

Mais dans ce Royaume si parfait, la magie avait été interdite. Pourquoi ?
Car elle est la cause de la folie des Hommes, l’incarnation de leurs vices et l’expression de leurs péchés. Rien ne devait troubler la paix du Royaume, et certainement pas la magie.

Dans les geôles du palais étaient enfermés les mages et les sorciers en attendant leur jugement. Leur exécution. Le prince fut témoin de l'arrestation de l'un d'entre eux. Une femme à peine plus jeune que lui, aux cheveux d'argent et à la peau rosée. Les regards se croisèrent, en un instant, il fut ensorcelé.

Alors c’est en cachette que le jeune prince étudia les arts interdits. Il rendit visite à la femme, il apprit son nom, voulut connaître tous ses secrets. Il se passionna pour les ouvrages sombres et les textes anciens. Tous n’avait pas été brûlé lors de la Grande Purge, certains avaient été jalousement cachés et conservés comme des reliques de l’ancien temps. Mael apprenait vite, il était bon élève. Au bout de quelques semaines à peine, il savait créer le feu. De petites flammes, bien sûr, mais il s’émerveillait de ses propres progrès. Il savait qu’il était capable de plus. De bien plus.

C’est le jour de son dix-huitième anniversaire que tout bascula.

« Libère moi, lui avait demandé la sorcière. Je ferais de toi l'homme le plus heureux du monde. Le plus puissant. »

Et lui, amoureux, il céda.

La salle de réception avait été richement décorée. Les étendards familiaux couvraient les murs, des habitants des quatre coins du royaume étaient venus pour festoyer en son honneur. On dansait, on chantait. On était heureux.

Le prince arriva en retard. Son père l'humilia.

La sorcière n'apprécia pas. Elle sortit de l'ombre et lança le plus puissant des sorts : le sort de mort. Mael tendit sa main, lançant à son tour un sortilège désespéré pour contrer cette malédiction.

Azur et pourpre, leurs magies se heurtèrent de plein fouet. Elles s'enlacèrent, s'unirent, se repoussèrent. La déflagration retentie dans tout le hall, balayant tout sur son passage.

Lorsque la fumée se dispersa, le jeune prince vit le visage de son père coincé dans la pierre. Mais ce n'était pas le seul. Ses frères, sa mère, tous les invités et les serviteurs présents avait été changé en pierre.

Et avant de disparaître, la sorcière lui souffla ces derniers mots :

« Retrouve moi. »


Mael Emrys

Il est le Prince Immortel.
Un prince déchu, déshérité par son propre père.


Physiquement, Aberthol a retrouvé sa jeunesse. Il est un jeune homme sans arthrose et à la vue totalement parfaite sans lunettes. Courir un 110m haies ne lui fait plus peur et si ses bras sont maigrichons, ils peuvent encore le porter bien haut. La jeunesse, ça a du bon. Sacré super pouvoir.
Bon, il s'est quand même imaginé plus beau qu'il ne l'était à l'époque.
Qui ne l'aurait pas fait ?

Magiquement parlant, Mael Emrys est un sorcier. Un apprenti sorcier. Il possède un bâton magique pour lui permettre de canaliser son pouvoir magique et de lancer ses sorts.

Il maitrise des sorts élémentaires de base : ceux de feu (il peut créer une petite flamme dans sa main pour s'éclairer), d'eau (il peut remplir un verre d'eau avant de vous le jeter au visage) et de foudre (des éclairs jaillissent de son bâton). L'air et la terre, eux, refusent de lui obéir.
Il connait un sort très compliqué de téléportation, mais ne l'a jamais essayé de peur de finir dans un mur, et un autre pour parler avec les animaux. Mais comme il ne parle pas aux humains, il ne va pas non plus s'emmerder à parler aux animaux.

Et même s'il porte le titre d'immortel, c'est du flan. Personne n'est immortel.
Ça se saurait.

LA RÉGION

Les Rives d'Emeraude (Sud Ouest) - Mearin, Capitale du Royaume
L'endroit est idyllique. De longues plages de sable fin s'étendent dans une mer turquoise où se reflète l'éternel bleu du ciel. Des forêts bordent la ville, fournissent le bois nécessaire pour les bateaux. Mearin se dresse dans les hauteurs, son port commercial grouille de vie. Les rues vibrent au rythme des marchés et des fêtes. Et au sommet se trouve le palais royal. Six ans que les portes sont closes. Six ans que la malédiction a frappé.

LA VIE SUR L'ÎLE

Les années ont passé dans ces terres reculées. Le temps, est-ce important ?
Le passé, Mael Emrys l'a oublié. D'Aberthol, il n'a que de vagues souvenirs, des silhouettes floues dans des rêves insensés, des noms soufflés sans savoir à qui ils sont adressés.

Personne n'est venu déranger le sombre seigneur en sa demeure. Les rares qui ont essayé, il les a chassé. Il ne veut pas les voir.

Le prince n'a pas quitté le palais. Il craint la réaction de son peuple, il craint qu’on le juge. Il s'est enfermé dans sa tour et il attend. Les visages pétrifiés des membres de sa famille sont sa seule compagnie.

Parfois il sort en cachette, il va errer dans les rues, sur la plage, mais jamais il ne va plus loin.

Jamais il n'ose partir à l'aventure. Jamais il n’ose aller la chercher.

Il n'a pas avancé dans son histoire. Pourquoi le ferait-il ? Les histoires finissent toujours mal. Et même quand elles finissent bien, cela reste la fin. Il avait pourtant été imaginé fort, brave et courageux. L’auteur s’est fourvoyé. Il n’avait pas compris qu’il fallait donner une part de soi lorsqu’on invente une histoire.

Et il s’est oublié.

Mais dehors, une petite voix l'appelle parfois. Tout bas, elle souffle son nom : "Aberthol."
Et un jour peut-être, il la rejoindra.